LE DEBUT DE L’ADOLESCENCE ENTRE LA BEAUTE DE L’ECLOSION DES SENS ET LE DESESPOIR DE LA PERTE DU SENS
Bianca Lechevalier (SPP)
LES CONTES NOUS DONNENT SOUVENT DES IMAGES METAPHORIQUES CONCERNANT LES TRANSFORMATIONS PUBERTAIRES
Dans les contes de Grimm Les Douze Frères et Les Six Cygnes, l’héroïne est une fileuse et une tisseuse. Ses douze frères qui n’avaient pas accepté sa naissance féminine et exprimé des mouvements meurtriers à son égard, furent transformés en cygnes sauvages. La jeune fille après les avoir retrouvés et au décours de péripéties, coud des chemises pour ses frères transformés en animaux. Les chemises sont faites de fleurs d’étoiles. Dans le conte d’Andersen, la jeune fille va dans les cimetières et travaille à partir d’orties brûlantes et de chardons piquants. La pulsionnalité en flammes des frères adolescents est alors tamisée dans la confection de l’identité où les pulsions animales sont humanisées dans l’enveloppe des chemises. Nous voici dans une élaboration antitraumatique contenante d’une transformation pubertaire symbolisée dans les figures du conte. L’ouvrage de la jeune fille pourrait représenter celui du féminin en action dans cette transformation. Ce travail met en jeu la bisexualité, mais aussi la lutte identitaire dans la survie contre les forces de destruction dans le non sens. Nous pourrions y voir aussi représenté un travail de deuil. Les identifications aux morts des générations précédentes dont les tombes sont dans les cimetières, seraient remplacées par de nouvelles créations identificatoires vivantes, tout en gardant le lien de mémoire avec les morts. Les héros, en enfilant une chemise offerte et tissée par une femme deviennent des «preux». Le tissu devient un lien, une liaison s’opposant à la discontinuité et permettant une identité différenciée. On parle de dentelle de la muqueuse utérine. Très souvent dans les contes, une image négative du féminin est illustrée par le rôle des sorcières. « Gardienne du seuil, la sorcière incarne la peur de la vie et de son mystère, la crainte de l’inconscient qu’il faut affronter pour entrer dans l’aventure intérieure. » ( M.L. von Franz, 1998). A l’opposé, la patience du féminin lutte pour la vie et sa transmission de sens. Dans les récits des contes, la patience dans le silence comme dans la longue gestation portant l’enfant qui peut mûrir comme un fruit caché, témoigne de l’élaboration qui maîtrise le temps, file et tisse le tissu de l’identité qui se transforme. La Belle au Bois Dormant est décrite filant la quenouille. Dans les contes cela concerne une activité valorisée, partie intégrante de la féminité avec son évolution cyclique et ses processus de transformations corporelles et psychiques. L’endormissement de la Belle au Bois Dormant à la puberté ne s’est- elle pas faite dans l’attente et la rêverie ? L’écharde enfoncée dans le doigt pourrait représenter une image de la punition de la masturbation. Les traditions orales qui concernent le Conte du Petit Chaperon Rouge évoquent le choix du chemin que prendra l’enfant. Il peut s’agir de celui des aiguilles, rapide ou de celui des épingles plus long. Les épingles ralentissent le Petit Chaperon Rouge. En effet elles attachent et piquent les garçons. La petite fille tarde alors à se faire manger par le loup. Mais cela sera inévitable. Le chemin des aiguilles par contre précipite la rencontre avec l’animal. L’aiguille percée d’un chas pourrait évoquer une image symbolique de la sexualité adulte. Celle-ci advient par leur maniement plus rapidement que dans l’accrochage des taquineries et flirts des coups d’épingle aguicheurs de l’adolescence ! La morale de cette histoire pourrait se formuler ainsi : « Tout doit se faire en son temps. Ne brûlez pas les étapes. Le conte de Cendrillon, où l’enfant est recluse dans les cendres, devant l’âtre dont elle continue à entretenir le feu, peut encore évoquer une image de l’attente de la période de latence dans le deuil œdipien de la mère, avant l’accession à la métamorphose de la puberté dans la beauté d’une féminité épanouie, grâce aux retrouvailles avec une bonne image maternelle permissive de la sexualité, représentée par la marraine-fée. (En allemand le sens littéral de Cendrillon dans la version des frères Grimm est Aschenputell : fille de cuisine qui nettoie l’âtre. Dans la tradition grecque, elle se dénomme Vagin des Cendres et chez Basile cité par Bettelheim, Chatte des cendres). M.Djéribi Valentin (2001) montre la symbolique de la régression végétale dans certains contes ( femmes-plantes, filles-forêts) comparée à la « latence ». Le terme latence est utilisé en botanique pour désigner dans le jardinage « sur le vieux bois l’œil ‘latent’ ou ‘expectant’ qui peut rester peu apparent et très longtemps inactif. » C’est ce terme que Freud emprunta à Fliess. C’est à l’issue de cette latence que se fera l’éclosion des sens de la puberté. Mais des étapes son encore nécessaires à l’adolescence. La belle Wassilissa, dans un conte populaire russe, chez Afanassiev, passe par des étapes dans le temps : elle commence par filer, puis se met au tissage. « A la fin de l’hiver, la toile était prête : elle était si fine qu’on aurait pu la faire passer par le chas d’une aiguille. Au printemps on la blanchit… Wassilissa se mit à coudre enfermée dans sa chambre sans lever la tête. » Elle a cousu jusqu’à 12 chemises. C’est alors que le tsar souhaita voir cette habile couturière et qu’il l’épousa à cause de ces qualités. W. pourra après ce long temps d’attente et de mûrissement se vêtir de robes de Reine qui mettront sa beauté en valeur dans l’éclosion des sens. Elle naîtra alors à la Société qui entoure le Roi. Ses deux sœurs jalouses qui avaient « brûlé les étapes » en tricotant et brodant sans lumière et avant l’étape de filer furent « brûlées » par le feu. W. vivra son initiation dans la forêt auprès de la cabane de la grand-mère sorcière Baba Yaga dans une hutte faite d’ossements humains à la lumière de crânes scintillants. A la patience dans le temps de l’initiation s’associe la transmission intergénérationnelle. L’aboutissement de l’attente dans le silence de la patience du féminin (Lechevalier 2007) conduit non seulement à un épanouissement dans une vie sexuelle amoureuse et féconde, mais aussi à une créativité reconnue socialement comme pour les qualités de couturière de W. liant identité et identifications dans la bisexualité. Dans les Contes des Mille et Une Nuits, le sultan vengeur aux pulsions meurtrières dans l’immédiateté doit s’identifier à la conteuse qui fait différer le plaisir chaque nuit. Elle offre aussi des images de bisexualité dans les récits complexes de travestissements. Ce travail du féminin lutte contre la dépression à des niveaux différents enchevêtrés. Nous pouvons distinguer le niveau œdipien génital avec la douleur d’être exclu de la scène primitive, et le conflit des identifications. Le niveau narcissique concerne la perte de l’image idéalisée des parents et celle idéale de soi. C’est une perte extrêmement douloureuse, avec à le fois la perte de l’image idéalisée de son propre corps, amputé de l’autre sexe, et dénué de perfection dans les qualités viriles ou féminines, la perte des modèles idéaux, des idéaux qui donnent sens. Lampl de Groot ( 1960) parle de l’ébranlement dans ce contexte de l’adolescence de l’estime de soi jusqu’à ses fondements. A cette période cruciale du développement un réaménagement des fonctions d’Idéal du Moi des Objets s’avère nécessaire. Il est important dans ce contexte d’aider l’adolescent au remaniement d’une image narcissique positive.
Enfin, les auteurs post-kleiniens comme Meltzer et Gammill (1998) nous montrent que la position dépressive n’est pas un stade précis de développement. Gammill reprend la conceptualisation de M.Klein dans ses textes successifs dont celui de 1945 intégrant Œdipe et angoisses précoces. Il s’agit d’une constellation d’angoisses, de défenses, de pulsions, avec passage d’une attitude à une autre, parfois avant six mois, et se remaniant lors des crises de développement: crise œdipienne génitale de trois à six ans, puberté et son deuil œdipien et deuil souvent douloureux de ne pas être les deux sexes à la fois, deuil narcissique des idéaux. La puberté et l’entrée dans l’adolescence est un moment fécond où lors des traitements psychanalytiques la position dépressive peut être abordée dans le transfert. Il s’agit alors d’une nouvelle édition dans un enchevêtrement complexe entre l’éclosion des sens et la douleur des pertes pouvant aller jusqu’au désespoir du non sens existentiel. L’entrée dans l’adolescence n’est pas seulement une phase de reviviscence du conflit œdipien avec ses composantes génitales et prégénitales. Mais aussi elle réactualise avec des composantes de dépression de niveaux différents des angoisses du début de la vie. A chaque fois nous pouvons remarquer que la position féminine dans la dépression est remise sur le tapis. La position féminine dans sa composante liée à la transformation corporelle dans les changements de la puberté, et psychique avec les couleurs renouvelées des affects, acceptée ou refusée pourra être source de créativité, et de capacités de rencontre amoureuse dans l’identification à l’autre. Il s’agit d’un patient tissage qui permet d’intégrer la maturation de la sexualité, des acquisitions dans les limites de la réalité. Toutes les crises de la vie, feront osciller entre des attitudes de déni et projection, et l’acceptation de la douleur, la reconnaissance de la douleur, et des torts ou dégâts vis à vis d’autrui, impliquant réparation. L’authentique élaboration de la douleur dépressive n’est pas une réparation artificielle des objets abîmés, dans un déni de type maniaque comme on pourrait le voir à l’adolescence. Elle concerne la tristesse d’avoir endommagé l’objet. Dans cette nouvelle élaboration la palette des couleurs émotionnelles s’enrichit. Les objets internes et les capacités d’amour donnent des qualités nouvelles au surmoi. Si cette élaboration est suffisante, l’adolescent peut faire des identifications sélectives au sens de P.Heimann (1942), faisant le tri entre les bons aspects des images parentales dont l’assimilation est possible et rejetant sans culpabilité ce qu’il estime mauvais. C’est par rapport à ce fonctionnement du monde interne et de la constitution d’une identité dans un espace personnel permettant les identifications que nous pouvons explorer les problématiques d’agressivité et de violence. Le tourbillon émotionnel au début de l’adolescence peut se faire dans un sentiment de « chaos » (M.Klein, 1940).L’agressivité pour J.Gammill serait au service du maintien et des limites des frontières de l’identité différenciée. La violence traduisant une effraction des limites du sujet et la perte de l’orientation vers un objet qui donne sens, se fait dans le désespoir de la perte de sens. Elle peut aboutir aux agis destructeurs dont le suicide et le meurtre. La désintégration psychotique avec l’attaque contre les liens, le narcissisme destructeur au sens de H.Rosenfeld peuvent en témoigner. Des processus de fonctionnement au rebours de l’élaboration de la position dépressive peuvent se constituer ou s’accentuer avec l’entrée dans l’adolescence. Les angoisses psychotiques, le trouble identificatoire d’ordre mélancolique se constituent dans un espace psychique différencié, permettant les mouvements de projection et d’identification. Il en est de même de l’excitation de la défense maniaque avec le sentiment exalté de toute-puissance, et particulièrement de détruire sans limites. La défense peut se constituer alors contre les angoisses existentielles, d’anéantissement de la dépression primaire du début de la vie. Elles sont réactualisée du fait de la défaillance d’un objet contenant, donnant un sentiment d’abandon au moment du débordement des émotions pubertaires (parents absents, indifférents, monopolisés contre leurs propres angoisses, etc.). L’identité est alors en question. La dépression primaire contrairement à la dépression psychotique est caractérisée par l’aplatissement de l’espace personnel et l’accrochage à la concrétude . De vraies introjections ne peuvent se constituer. Des pseudo-identifications se font par l’accrochage à l’objet investi ou à une trace privilégiée pour l’objet mais dépourvue de sens pour le sujet. A l’adolescence des pseudo-identifications dans l’adhésivité sont fréquentes luttant contre les angoisses existentielles sans pouvoir constituer de vraies identifications sélectives introjectives. Le but de ces identifications adhésives est de gommer les différenciations, d’aplanir les conflits et surtout d’éviter toute souffrance liée à l’appréhension de la vérité, de la beauté. Dans les transformations corporelles et celles des objets internes, dans les fantasmes projetés sur les possibilités de l’avenir, nous pouvons remarquer que la quête de la vérité, la curiosité sur les émotions authentiques d’amour et de haine, peuvent s’opposer à l’adhésivité utilitaire à des modèles familiaux ou sociaux. La passion devient alors possible à l’adolesence. D.Meltzer nous en donne une description : « quand nos émotions sont mises en œuvre de concert, quand l’amour, la haine, la soif de comprendre se mettent en mouvement de concert ».Les cures d’adolescent sont une occasion d’éprouver la beauté de l’appréhension du monde émotionnel et du travail de symbolisation dans la relation analytique. Il faut toutefois veiller au risque de collusion maniaque ou pseudo-adaptative entre le thérapeute et l’enfant.
La dépression primaire est provoquée par la perte de fusion trop brutale et les angoisses d’anéantissement du début de la vie réveillées à l’occasion d’un traumatisme et ses conséquences dans l’après-coup. Tustin a décrit ces angoisses de chute dans des précipices sans fond, de dissolution, de pertes de limites, de vertiges de non sens (on peut souligner sans signification, sans sensualité et sans direction pour s’orienter), avec ses tourbillons émotionnels. Lors d’un échange récent dans le Séminaire de M.de M’Uzan, j’ai contribué avec A.Gibeault à faire confronter les points de vue de cet auteur sur ce qu’il appelle l’identital avec ceux de J.Mitrani de Los Angeles qui travaillent en continuité avec la pensée de F.Tustin. Beaucoup de rapprochements purent être faits. L’important en tous les cas était de bien différencier les problématiques identificatoires liés aux conflits génitaux et à l’angoisse de castration, et l’angoisse précoce, de perte d’identité, d’être. La profonde rêverie dans l‘élaboration du contretransfert peut-il permettre un meilleur accès aux mystères d’un potentiel qui a survécu à une catastrophe du début de la vie ? Un travail de réciprocité dans la cure permettra-t-il de s’aventurer dans les coins d’ombre?
Des comportements violents destructeurs, dans le non sens, luttent contre cette dépression primaire. Contenue et élaborée par le travail du féminin, comme pour les chemises des frères sauvages du conte, la violence peut entrer dans la constitution d’une identité humaine créative. Mais l’impasse destructrice est toujours en suspens aussi malgré les efforts thérapeutiques. Une de mes analysantes à l’adolescence en proie à des passions amoureuses écrivait dans un de ses poèmes: «C’est folie de chercher quelque chose qui est perdu ». Cela me rappelait dans Roméo et Juliette: la scène « Si l’amour peut être aveugle ». Benvolio dit : « C’est en vain/le chercher ici, ce qui signifie ne pas le trouver ».
Ailleurs des troubles psychosomatiques majeurs sont caractérisés par l’apparente inaffectivité. Il faut insister sur certaines anorexies graves qui peuvent quelquefois comme la montré F.Tustin s’organiser autour d’une enclave autistique à l’entrée de l’adolescence.
Chez les descendants de traumatisés, la perception lors d’interrelations précoces du début de la vie, d’une souffrance sans nom (sans liaisons de représentations verbales intégrables dans le travail de la mémoire), peut entraîner une lutte défensive contre cette perception. Il s’agit d’une lutte contre une hémorragie d’émotions qui s’écoulent sans contenant limitant ces angoisses d’anéantissement. Ailleurs, pour éviter l’angoisse de séparation d’avec le parent traumatisé, un agrippement peut s’en suivre, dans la concrétude, à une trace sensorielle qui fait sens dans l’histoire du parent endeuillé, pour ce parent, mais est dépourvue de sens pour l’enfant. La mobilité métaphorique ne peut s’investir. Il peut se constituer une enclave de non pensée, où le sujet en agonie pour advenir, ne peut prendre plaisir à la mobilité et s’accroche avec désespoir à la concrétude, pour ne pas tomber
dans le vide. A défaut d’une mémoire vivante c’est le trou noir de l’absence de pensée. F.Tustin, dans les enclaves autistiques parle de mise en capsule du traumatisme chez les survivants. Je pense que chez leurs descendants, dans certains cas, l’accrochage peut se faire à cette capsule. D.Rosenfeld ( 2010 )a montré le rôle protecteur de cette capsule pour préserver une partie vivante de l’être dans son identité.
Exemples Cliniques
MERYEM a été en psychothérapie avec moi, au CMPP de l’Université de Caen ( Normandie) depuis l’âge de 8 ans(trois fois par semaine) jusqu’à l’âge de 14 ans. Je vais parler aujourd’hui de la période pubertaire entre 11 et 14 ans. Sa famille avait consulté pour un échec scolaire, des troubles du sommeil, dans un contexte apparemment névrotique, mais où entraient en jeu une problématique dépressive du début de la vie et des problèmes d’identification et d’identité. M. craint particulièrement de tomber, et hurle à chaque chute car elle a peur de mourir. Le père de M. est algérien exerçant un métier de haut niveau intellectuel. La maman française, a une activité d’enseignement. Les parents sont en conflit aigu avec des problèmes de secret. La maman a été déprimée à la naissance de M. en Algérie. Elle se sentait seule en exil. Meryem porte le prénom de sa grand-mère paternelle algérienne très aimée du père et morte peu avant sa naissance. Mais elle l’ignore. M. a une relation privilégiée avec son père. M. semble peu investie par sa mère qui a été accaparée par la naissance de deux jumelles à l’âge du début de la marche de M. Un frère aîné est très brillant. A la fin de l’analyse de sa sœur, il entreprendra aussi une thérapie dans notre centre et deviendra médecin. Les parents seront suivis et le père s’engagera ultérieurement dans un traitement personnel en ville.
Les examens psychologiques ont fait discuter les capacités intellectuelles de M. En fait, c’est son niveau verbal qui est très bas. Au début de sa psychothérapie ses jeux sont pauvres défensifs, et répétitifs. Elle ne dessine pas. Je l’amène à construire des scénarios avec des jouets. Je lui interprète ses angoisses de chute et de mort à l’occasion des interruptions. Progressivement, apparaîtront au moment de la transformation pubertaire précoce, des dessins montrant un désert où un personnage est enfoui dans le sable et meurt de soif. Je lui fais remarquer que peut-être qu’il s’agit d’une petite Meryem qui est toute seule, sans personne pour lui donner à boire des explications au moment où elle change. Elle est cachée ainsi et meurt de soif. Je pense au sable, sans le lui interpréter, comme à l’effritement de ses émotions. Son identité ne serait-elle pas enfouie ainsi, comme cachée dans le secret. Très vite l’intrication de la solitude se fait avec la nuit, les orages. Les enfants qui dorment seuls sont dans le tempête de neige. On peut y voir l’orage de la scène primitive et de la sexualité et la tempête du froid dépressif à un niveau primaire.
M commencera à rêver et dessiner ses rêves après l’apparition de ses premières règles vers 11 ans. Elle associera à l’aide de ses dessins le processus et les composantes de ses rêves. En voici un exemple à l’âge de 12 ans : après la suppression d’une séance le samedi, elle rêve. Elle voit deux arbres entremêlés amoureux. Elle dessine son rêve lors la séance du lundi. Une petite fille est au premier plan, avec des béquilles sous ses bras. Elle s’est cassé les jambes en vélo ou en ski. Elle entre dans le jardin, car elle a soif. Elle trouvera l’eau d’une fontaine et un banc pour s’accouder. Le bleu du banc, qui est composé de rondelles à l’intérieur, c’est comme un rêve la nuit, des choses qu’on se rappelle, qu’on se raconte, commente-t-elle. Elle ajoute un rond au-dessus de sa tête, c’est une maison-gâteau. C’est comme si elle le portait dans la tête comme un rêve, sans savoir si c’est vrai ou pas. Je lui demande ce que cela représente. Elle me répond que c’est une maison où il y a de l’eau à boire, une fontaine d’abondance. Les petits ronds sont comme plusieurs bébés dans une seule poche (allusion à ses sœurs jumelles. Nous avions déjà analysé l’image grandiose et menaçante de la mère enceinte des jumelles). D’autres commentaires suivront sur la couleur fraise des mûres qui grandissent au milieu, comme le sang des règles, l’arrosage des bébés par le sexe-fontaine des parents, pour qu’ils poussent. L’interprétation que je ferai liera la représentation de l’arbre double à mon absence le samedi alors qu’elle est accidentée, cassée comme lors de ses activités masturbatoires pendant l’absence de ses parents. ( la problématique de l’angoisse de castration et de sa dévalorisation par rapport à son frère avait été abordée dans une période précédente). L’arbre double nous représenterait en couple alors qu’elle est seule. Alors le rêve lui permet en rentrant dans le jardin de son monde intérieur, de retrouver l’eau de la fontaine maternelle, et la possibilité dans cet espace de retrouver un appui pour reposer le coude, et la poche à bébés où elle grandit dans la psychothérapie, avec l’espoir d’ avoir aussi cette poche pour elle. Elle ajoute alors que la poche à bébés est bien fermée constituant une enveloppe protectrice ; sinon elle pourrait faire une inondation en débordant (condensation de la problématique de la contenance dans sa double acception émotionnelle et corporelle : M a été énurétique). Elle termine en commentant les cheveux blonds qui reflètent la lumière du soleil.
Ce n’est que par la suite que l’analyse œdipienne dans le transfert sera mise en lumière grâce à un rêve reproduit en bande dessinée. ( Lechevalier 1997) Ce rêve est survenu pendant l’interruption de vacances de février. Avant les vacances M avait dessiné une mère disant « bonne nuit » à sa fille imaginaire, Sophie. La mère avait les yeux fatigués par la soirée précédente au bal. Sa fille lui répond à demain peut-être, car elle n’est pas sûre de la retrouver au réveil. Elles ont de rares moments passés ensemble. La maman travaille et sort le soir. Et la fille se sent seule. M. commente : « La maman porte dans ses cheveux une barrette comme une lune » ( c’est le nom que M. donne à son sexe depuis la petite enfance). « Les lèvres sont rouges par le sang sous la peau. » Cela lui évoque les règles. « Les cils sont comme des arbres qui bougent. » Je pense au Cantique des Cantiques. Le bleu lui fait penser que la maman rêve: il fera beau. « Mais elle est aussi myope : elle ne voit pas sa fille. »
Au retour des vacances M dessine son rêve. Elle divise sa page en 4. Le n°1 est dans le quart supérieur gauche. Une dame qui représente l’analyste est partie insouciante à la plage. Elle est enceinte. Deux hommes jouent au ballon sur le toit d’un immeuble. Le dessin II est dans le quart supérieur droit. Dans le jeu l’un des hommes pousse l’autre dans le vide. La dame ne voit rien. Elle dort. Elle a laissé ses lunettes à coté de son sac. Dessin III, quart inférieur gauche. Le joueur tombe sur la dame. Ils sont tués tous les deux. Dessin IV / celui qui a poussé l’autre reconnaît qu’il a fait exprès de le pousser et de le tuer. Il crie: « Mon Dieu, reviens ». Il redescend et se repent. La reprise dans le transfert de la rivalité œdipienne et des angoisses de chute de la dépression primaire permet avec l’élaboration du rêve et du dessin de représenter et contenir les conflits internes. La bisexualité dans les identifications figure avec le personnage masculin auteur du crime dans la triangulation de la scène primitive. La douleur de la perte et la culpabilité exprimées nous font espérer le seuil de la position dépressive et son élaboration.
Par la suite, le travail de fin d’analyse nous confronta à des troubles psychosomatiques concernant la peau; eczéma et plaques de dépigmentation à type de vitiligo. A la douleur de la séparation s’intriquaient des problèmes d’identité et d’identification. Peau noire, coexistant avec la peau blanche dans l’arrachement peau à peau. Les couleurs avaient déjà eu leur importance avec les chevelures noire ou blonde. A qui M. allait choisir de ressembler dans l’avenir? Mère blonde française ou père brun algérien. Nous travaillâmes autour du choix des traits sélectifs d’identification. Un jour Meryem me dit qu’elle se pensait juive comme une camarade de classe. Dans tous les cas: juive ou musulmane il n’y avait aucun espoir pour deux souhaits: pouvoir manger ce que l’on veux et espérer que les parents divorcent !
HISTOIRE de SAMUEL
Je rencontrais pour Samuel et sa famille, en raison d’angoisses de mort et de symptômes phobo-obsessionnels chez un garçon intelligent, en échec scolaire. Il développait une phobie du Conservaoire de Musique alors qu’il voulait devenir violoniste Sa mère insistait sur sa fascination par la mort depuis la petite enfance. Samuel âgé de 13 ans était particulièrement intéressé par les œuvres artistiques de créateurs musiciens qui venaient de mourir. Sa mère soulignait aussi l’importance des angoisses de séparation de son fils, et de ses angoisses survenant avant toute étape de progrès, et lors de sa transformation pubertaire. Par ailleurs, les parents de Samuel me faisaient remarquer ses intérêts compulsifs, sa curiosité pour l’histoire du Moyen-Age et les fossiles. Par contre, leur fils ne savait rien de la complexe histoire de sa famille.
Le couple était d’origine mixte. La maman, catholique, venait du centre de la France, le père était juif-américain. Une partie de sa famille avait disparu pendant la Shoah. M. Z. ignorait tout d’eux. Les grands-parents de Samuel avaient émigré aux U.S.A. bien avant la guerre. Le père de M. Z. était parachutiste et avait participé aux opérations du débarquement. Dans la famille maternelle il y avait eu beaucoup de deuils, et Samuel portait selon le souhait de son père ,le prénom à la fois juif et catholique, d’un oncle maternel décédé (dans un but de protection selon la tradition juive avait-il dit). Tout ceci était gardé secret pour les enfants (au nombre de quatre), qui ne savaient rien ni de leurs origines, ni des deuils familiaux. Enfin il faut souligner les circonstances dramatiques de l’accouchement pour S. Il fut réanimé en raison d’une circulaire du cordon et sa mère le crut mort. Elle avait précédemment eu un bébé mort-né du fait d’un placent praevia.
Après une discussion dans notre équipe du C.M.P.P. sur les modalités d’intervention, nous choisîmes de suivre Samuel en consultations thérapeutiques, et d’autre part ses parents en consultations familiales. Nous pensions que la part de projections étaient importantes dans l’organisation de sa problématique identitaire.
Mes entretiens avec Samuel furent variables dans leur rythme. Un dessin de château-fort, présida à notre première rencontre. Les locaux de notre Centre à l’intérieur de l’Université sont situés en face des ruines du château de Guillaume le Conquérant. Je suggérais à Samuel que le château de son dessin représentait peut-être l’espace de notre rencontre: espace concret, mais aussi espace psychique d’accès rendu difficile par les murailles fortifiées. Il acquiesça(dessin n°1) en ajoutant que c’était le château des Chevaliers. Par la suite,(dessin n°2)nous vîmes ces murailles s’enflammer par des assaillants venus par mer. Sans entrer dans le détail des associations de Samuel sur ce débarquement, je ferai remarquer combien fut difficile, périlleuse, notre entreprise de pénétration dans un espace intérieur personnel solidement protégé (dessin n°3). Finalement, les combats meurtriers se terminèrent dans un cimetière où l’on découvrit une tombe, avec un nom gravé dessus. On sauva alors dans ce cimetière un condamné au bûcher et à la pendaison (dessin n°4) Nous pûmes associer avec les crimes de parricide et d’infanticide. Ce même jour, nos relations se transformèrent: une station de voile conjointe, France-Etats-Unis, prit la place des pirates. Des canots vinrent au secours des voiliers en difficulté, pour les guider ou les remorquer(dessin n°5).Mais ces moments heureux, voire idylliques où nous nous renvoyions la balle dans une mer calme et chaude, comme celle de Floride, sous le regard bienveillant d’un canot de sauvetage, ne furent pas de longue durée: un requin venant des profondeurs faisait surface. Il allait provoquer amputation et hémorragie sans fin. Le plongeur en eaux profondes allait-il succomber? Quelles angoisses étaient donc en train de surgir? (dessin n°6)
Je voudrais maintenant, vous montrer un moment d’élaboration où se conjuguent la problématique personnelle du sujet, sa problématique familiale, et les événements de l’Histoire. (dessin n°7) Le 6-10-1997, Samuel partagea en deux sa feuille de dessin. Dans la première partie, il me dit, qu’il représentait la découverte du Camp d’Auschwitz. Il dessina les cheminées des fours crématoires, les fumées dans le ciel avec des explosions, les barbelés, un soldat nazi montant la garde, puis un soldat Américain. Je lui demandais naïvement si c’était un libérateur? Samuel s’exclama:” Mais non, il monte la garde, lui aussi. Qu’est ce qu’il faisait mon grand-père, pendant la guerre comme parachutiste, au lieu de délivrer les camps? Il était complice des allemands”. Samuel utilisa alors l’autre partie de la page. Il me dit que c’était “maintenant”. Il dessina une route avec un camion et son pot d’échappement. Sur le camion étaient représentés des palmiers entourés des lettres, M et O.
Il était fébrile ,silencieux. A ma demande, il m’expliqua: le camion était un camion publicitaire pour les pays où il y a de l’eau, et où il pousse des palmiers. C’est lui qui conduisait le camion .Il roulait à Caen. M O signifiait ses Mots, c’était aussi, “Moi”. Il roulait à toute allure, dans son identité renouvelée, dans sa colère contre la complicité Américaine. Il allait écraser les deux soldats(sur l’autre moitié de la page représentant le passé). Mais il allait aussi avancer vers l’avenir, vers l’eau et les palmiers de pays du soleil, dont ses mots racontaient l’histoire. Samuel prit ensuite une autre feuille, et dessina un caniche à la fourrure pleine de boucles. Il ajouta que c’était comme lui, cet été: il avait eu ses cheveux naturels, bouclés. J’ajoutais que c’était peut-être comparable à ses pensées à lui, maintenant, en liberté dans sa tête. Il acquiesça. Il ajouta une bulle devant la tête du chien, avec dedans, OUAH!! ,et au-dessus, M, qu’il barra. Il m’expliqua qu’il voulait écrire MOI . Devant le chien, il avait ajouté un ballon avec du rouge et des petits dessins représentant le camion précédent. Le chien, continua-t-il, était en colère contre le ballon qu’il ne pouvait attraper, qu’il pensait vivant. Il avait voulu écrire MOI :c’était lui, Samuel, et M comme sur le camion , le ballon vivant, c’était comme les Mots difficiles à attraper pour dire sa pensée, c’était comme l’eau. Il me fit aussi remarquer le collier rouge du chien, rouge et vivant comme le ballon, il limite comme le solfège , les mots , mais il protège le chien de la fourrière.
J’ai rencontré il y a 3 ans S. âgé de 21 ans, et ses parents, lors d’une promenade sur le murailles de Saint-Malo, ville délivrée sans destruction au Débarquement. S. était devenu élève du Conservatoire de Musique de Paris et faisait partie d’un orchestre. Il ne souffrait plus d’angoisse. Les deux familles maternelles et paternelles avaient pu se rencontrer sur le Continent Européen.