Une petite phrase qu’on attribue à Compay Segundo ou à un vieux sage indien (Il pourrait s’agir, en fait, d’un dicton chilien qu’il a contribué à populariser) dit : Pour réussir sa vie, un homme doit faire un enfant, écrire un livre et planter un arbre.
«Au camp de Birkenau, il n’y avait pas d’arbres, pas même une pousse d’herbe. Mais de la boue, des chiffons, des vieilles godasses, des tas de cadavres, des photos de famille, des photos de vacances à la mer qui nous fichaient le cafard, qui nous faisaient, au milieu de cet enfer, penser au passé, à tout ce à quoi on nous avait arrachés. Au milieu de cette désolation avait poussé un petit arbre. Je l’imaginais pleurant, regardant ses frères hors des barbelés qui étaient eux, grands, forts, et se donnaient, eux aussi, l’air d’être de la race supérieure, regardant le petit arbre avec dédain.
Souvent, je m’approchais de ce petit arbre pour le consoler, lui donner du courage et surtout pour le mettre en garde. L’envie me prenait de lui dire: Ne pousse pas si vite, sans quoi les Allemands vont t’arracher et vont te brûler. Ne te montre pas! Rentre sous terre. Ne regarde pas ce qui se passe ici ! Attends la fin de la guerre. Dommage que tu ne sois pas né au bois de Boulogne.»
Voici, avec quel talent d’écriture et avec quelle puissance poétique Maurice Benroubi, qui en toute modestie ne s’est jamais reconnu écrivain, aborde l’horreur et l’inhumanité cf. n, de ce qu’il va voir et vivre au camp!
Maurice Benroubi est né à Salonique en 1912. Dernier d’une nombreuse fratrie, il perd son père à l’âge de trois mois. il a émigré en France à l’âge de 16 ans. En juillet 1942 il est déporté â Auschwitz, et il est rapatrié de Bergen Belsen en juin 1945. Après son retour, il reprend la vie avec son épouse, Rose, originaire de Turquie, et son petit garçon de 7 ans, Raphaël.
Longtemps après, il rédige les souvenirs qu’il a été contraint de garder en lui. Dès qu’il a terminé, il souhaite en faire un livre. C’est bien après leur mort que leur fils, le docteur Jacques Benroubi, pédopsychiatre et psychanalyste, a réuni les cahiers de Maurice, qu’il connaissait, et les cahiers de Rose qu’il a découverts en 2004, et dont il sut que Maurice les avaient vus et les avaient cachés. Jacques s’est battu pour les faire publier et en faire ce livre exceptionnel. Le petit arbre de Birkenau, édité chez Albin Michel est sorti en librairie en septembre 2013.
Ce livre est l’écho de deux textes qui ne se superposent pas dans le temps; Rose est dans le temps présent de la guerre, jour après jour, autant que faire se peut. Maurice écrit trente ans après son retour comme s’il faisait une autoanalyse, bousculant la chronologie, procédant par associations libres de pensées, mêlant les souvenirs de la survie au camp à ceux d’avant le camp, de sa jeunesse et des épisodes de l’après son retour en France, dans un monde où il ne se reconnaît pas.
Maurice aime la France et la langue française qu’il a apprise à l’Alliance Israëlite Universelle en Grèce. Il parle le grec, le ladino et l’espagnol mais il ne comprend ni ne parle aucune des «langues du camp», l’allemand, le polonais, le yiddish ou encore l’hébreu. Il se décrit lui même comme un sourdmuet perdu dans un incendie. Il a 30 ans quand il est arrêté au Mans par les gendarmes français et il paraît n’avoir aucune idée de ce qui l’attend. À l’époque, peu de gens connaissaient l’existence des camps de concentration et l’entreprise d’extermination des juifs. Maurice va le découvrir et le subir, jour après jour et pendant 35 mois. «Je ne savais pas ce qui se passait» (p.15) Ni Maurice ni Rose n’avaient pris conscience du risque encouru à l’époque, dans cette période de la rafle du Vel d’hiv ! Maurice est enlevé le 16 juillet 1942 !
Sommé par les gendarmes de les attendre, il reste en place honnêtement jusqu’à ce qu’ils viennent le cueillir. Rose se rend à la Kommandantur réclamer des nouvelles de lui et même son retour ! «Quel ballot !» écrit Maurice dès sa première ligne ! Et combien de fois ses amis auront-ils freiné Rose dans son impulsion et l’ont empêchée de réitérer sa démarche auprès des allemands. Elle est même allée jusqu’à écrire à Pétain et a reçu une réponse négative du C.G.Q.J. (Commissariat Général aux Questions Juives). Le 8 octobre 1942, Raphaël, 4 ans, échappe à la déportation du convoi 42, grâce à sa voisine Yvonne qui, devant l’Allemand venu l’arrêter, affirme qu’il est son fils. Après cette frayeur, Rose a appris à se cacher, à ne plus donner d’adresse. Maurice lui, est parti. Il a été làbas, en enfer. Il en est revenu, très malade, très maigre, méconnaissable. Pénélope a alors à peine reconnu Ulysse ! L’attente avait été tellement longue et éprouvante pour Rose qu’elle avait failli perdre espoir. Un arbre, un enfant, un livre : voila le sujet que moi aussi, courroie de transmission, je souhaite vous faire partager, en quoi Le petit arbre de Birkenau m’a paru comme une forme paradigmatique de transmission de la légende familiale.
Discussion
La transmission selon Rose
Pourquoi Rose se me t elle à tenir un journal ? A t elle une soudaine vocation littéraire ? est elle prise du besoin de témoigner, de consigner le quotidien? Rien de tout cela. Son unique préoccupation est le retour de Maurice, et la condition première de ce retour est qu’il reste en vie. Ainsi s’agit il qu’il soit vivant. Tout ce qu’elle peut faire, c’est lui parler comme tel, l’interpellant et lui indiquant toutes sortes de détails pratiques qui normalement requerraient son attention. En rêvant de lui aussi, souvent, malgré son idée proverbiale selon laquelle «les rêves sont le contraire de la réalité».
Le procédé ne varie pas jusqu’à la délivrance, sa victoire. Tout juste le doute l’effleure t elle vers la toute fin. (Page 160, dans sa dernière lettre du 21 mai 1945, elle écrit : «Enfin, le principal, c’est ton retour! Il y a bien des fois où je doute, alors, j’ai une grande envie de pleurer, et puis je me dis “Non ! il reviendra, tôt ou tard il reviendra….je vais savoir attendre. Il faut que je sois très forte pour soigner mon mari.“»)
Mais avec persistance, avec une forme de foi, peut être de manière purement instinctive, elle a la certitude de ne pas écrire en vain comme si ce sourd dialogue avec l’absent était vital, pour elle comme pour lui, et qu’y renoncer signifiait sa mort à lui.
C’est Maurice qui écrit à la page 13 : «Elle venait tous les jours à l’hôtel Lutetia, espérant mon retour. Les parents, les amis lui disaient: Mais tu ne lis pas les journaux, tu n’écoutes pas la radio? Parmi les millions de disparus, il en est un qui va rentrer, et ce sera le mien, répliquait-elle.»
Avec des mots d’amour silencieux, chaque jour répétés, chaque nuit rêvés, elle agit comme le médecin réanimateur dans l’instant suspendu entre la non-vie et la mort où il ne faut rien lâcher, éviter à tout prix que le fil ne se rompe, que le feu ne s’éteigne. Cet instant dure 3 ans pour Rose, 3 ans pendant lesquels son cœur délivre, message après message, un massage cardiaque en pensée ! Maurice reçoit-il ces pensées salvatrices ? Il ne cite sa femme qu’une fois dans son récit dont elle est aussi absente que lui l’est pour elle. N’a-t-elle rien à voir avec sa survie ?
Dans ce récit qui est certes un journal, de forme épistolaire, mais qui sonne comme une fiction auto-réalisatrice, une prière aux choses de bien vouloir advenir, Rose nous paraît opérer par transmission de pensée (magique).
La modalité de cette transmission est implicite, intériorisée, immatérielle, et le plus souvent unidirectionnelle comme le serait une injonction maternelle bienfaitrice.
La transmission selon Maurice
Maurice est un «diable» doué pour la vie. Il se trouve «ballot» de subir le sort que lui infligent les nazis mais c’est un lutteur courageux qui enrage, prend la mort en haine et s’endurcit. À l’instar d’un Vladek Spiegelman, il est pragmatique, il a de la présence d’esprit, et aussi de la chance, une «bonne étoile».
Comment a-t-il fait pour survivre ? Il avait un grand désir de vivre… pour dire, pour témoigner qu’il a résisté de toutes ses forces aux bētes sauvages, cruelles, monstrueuses qu’étaient les kapos et les SS qui les déshumanisaient.
À l’annonce du survol de la France, de retour des camps, il lui vient cette pensée, dernier mot de son témoignage : «Nous pouvions crever maintenant, cela nous était égal». Il a réfuté la mort qui lui était promise. L’effoyable souffrance des 35 mois de torture dans les camps, d’abord à Birkenau comme sonderkommando, puis dans les mines de Jawischowitz, il l’exprime à sa table d’écriture, dans la rage et la révolte, la haine et l’impossible pardon. Avec un inextinguible chagrin, il s’est donné pour mission d’honorer ses frères assassinés, de les évoquer, et ainsi de contrer leur effacement en les rendant à l’Humanité. Que de pleurs sa mémoire de survivant ne lui a-t-elle pas fait verser.Toutes les nuits jusqu’à 3 ou 4h du matin il a écrit en versant des larmes inépuisables! Objet misérable et persécuté, il lui fallait se retrouver face à une parole constituante de sa subjectivité. Les traumatismes indépassables ont affleuré à la surface et Maurice réussit magnifiquement à nous frapper avec des mots simples, qui sonnent justes, que tout le monde comprend, et qui prennent à la gorge. Sa voix est alors entendue ; « Vous avez devant vous un juif qui a été en enfer et en est revenu ! ».
Il écrit: Auschwitz m’est resté collé à la peau, comme si je ressentais encore en moi la peau des cadavres que j’ai charriés au Sonderkommando «Ce que les nazis ont fait, d’autres le feront, l’exemple est donné.»
ici le testimonial. Pas de pardon: à seulement songer au pardon, j’aurais mauvaise conscience, en pensant à tous ceux qui y sont restés, …cela m’aide à survivre… A moi qui ai travaillé dans un abattoir humain sous la menace de fusils, le sang, la peau de mes coreligionnaires me sont restés collés à la mienne… Je n’arrive pas à regarder un enfant, des écoliers sans penser à Auschwitz. Je n’arrive pas encore aujourd’hui à tenir un bébé dans mes bras.
Dans ce récit qui se veut un manifeste, inscrit politiquement dans le devoir de mémoire, Maurice délivre son message urbi et orbi dans une posture d’Autorité. La modalité de la transmission est explicite, tournée vers l’extérieur, à vocation universelle et intemporelle. Elle est constituée par un texte et appartient au registre de la Loi.
La transmission selon Jacques
Modalité de retransmission, la filiation: si le fils remplit la promesse faite au père, s’attelant à la tâche reçue en héritage : message reçu, mission accomplished, il exerce sa propre transmission dans un acte re-créateur, nous offrant une œuvre dont la portée dépasse le seul intérêt historique ou littéraire. Non pas que l’œuvre soit la juxtaposition d’archives personnelles, c’est la juxtaposition ellemême qui constitue l’œuvre.
Conclusion
Au-delà du sujet lui-même Birkenau, Vichy, au-delà de la qualité troublante de textes produits par des gens sans vocation littéraire originelle, le livre nous saisit par le sens profond qu’il donne à l’idée même de transmission dans le contexte de la légende familiale. Il est un petit bijou conceptuel où la transmission se révèle dans l’articulation de l’indicible, du non-dit, du verbe, et de la création.
La manufacture humaine requiert compassion et éducation, c’est-à-dire la transmission implicite comme explicite de valeurs. C’est l’affaire du transmetteur.
Mais il ne saurait y avoir transmission effective sans réception, appropriation et reformulation pour ré-injection dans la chaîne de valeur humaine.
Nous sommes constamment renvoyés aux problématiques de transmission, face à nos patients comme dans le bain médiatique sociétal d’aujourd’hui. Par l’image borroméenne d’une transmission de « légende familiale » positive qu’il nous inspire, où indicible, pensée magique, travail de verbalisation se résolvent dans une composition littéraire qui dépasse la réunion de ses parties. Plus que le témoignage princeps qu’il nous transmet, Le petit arbre de Birkenau est l’idée même de la transmission par l’envie qu’il donne d’en parler ici.
Dans une troisième partie, en postface, Annette Wieworka, s’appuyant sur des documents concernant les Benroubi et retrouvés par Yves Moreau dans divers fonds d’archives de la Sarthe, remet méthodiquement en contexte leur histoire exceptionnelle dans l’Histoire