Jeux vidéo : entre nouvelle culture et séductions de la « dyade numérique »
Video games:between new culture and seductions of digital mother
Serge Tisseron, Psychiatre et Psychanalyste, Directeur de recherches à l’Université Paris X Nanterre (200, Avenue République – F 92000 Nanterre) Courriel : serge.tisseron@voila.fr
Résumé : Les jeux vidéo accompagnent aujourd’hui les adolescents sur le chemin de l’enfance à l’âge adulte. Cependant, ils ont aussi des dangers, notamment chez les jeunes insécurisés qui ont vécu des souffrances précoces ou qui ont un défaut d’estime d’eux-mêmes: ils attendent de leur ordinateur l’équivalent d’une présence maternelle idéale. Mais les jeux vidéo sont également inséparables du mélange de fascination et de répulsion qu’ont toujours suscité les images, et du développement d’une nouvelle culture qui bouleverse les rapports à soi-même, aux autres, aux images et à la connaissance.
Abstract : Video games are now accompanying teenagers from childhood to adult age. However, they are also dangerous for the children who are insecure, or traumatized, or who have a deficient self esteem: they expect of their computer an equivalent of an ideal maternal presence. But video games are also inseparable of fascination and repulsion for images – which always accompanied our relations with them – and of the development of a new culture – which disrupt relationships of everyone with himself, others and knowledge.
Mots clés: adolescent, jeux vidéo, dépendance, interaction, dyade numérique.
Keywords : adolescence, video game, addiction, interaction, numeric mother
Le mot de cyberdépendance recouvre aujourd’hui des comportements très variés : les jeux d’argent en ligne1, les chats et forums divers, les sites de vente aux enchères, et bien sûr les jeux vidéo. Toutes ces activités « cyber » ne mobilisent pas les mêmes enjeux et ne recèlent pas non plus les mêmes dangers. Il existe toutefois un aspect du problème sur lequel chacun semble d’accord : il est périlleux de parler d’addiction avant l’âge de vingt-cinq ans. En effet, tout est encore flottant dans les investissements avant cet âge, sans compter que des travaux d’imagerie cérébrale ont montré que le contrôle de l’impulsivité ne s’établit qu’à la fin de l’adolescence, sous l’effet de facteurs multiples dont l’environnement fait évidemment partie, mais en tous cas plus tard qu’on ne l’imaginait. L’ado qui « ne peut pas se retenir » n’est donc pas forcément un futur adulte « qui ne pourra pas se retenir ». Il est bien souvent seulement un ado normal ! Sans compter que l’angoisse identitaire propre à cet âge risque d’inciter le jeune désigné comme « addict » à faire son nid dans ce diagnostic, d’où il lancera aux adultes qui l’entourent : « Oui, je suis addict, je suis malade, je suis irresponsable, alors guérissez-moi ! »
Sans prétendre aborder tout le champ de la dépendance aux nouvelles technologies, nous nous en tiendrons dans ce qui suit aux pratiques excessives du jeu vidéo. Elles posent plusieurs problèmes spécifiques.
Tout d’abord, le mélange de fascination et de répulsion que suscitent ces jeux est à la fois en continuité et en rupture avec celui qu’ont toujours exercé les images.
Ensuite, les jeux vidéo sont aujourd’hui des espaces polyvalents dans lesquels le joueur choisit à tout instant sa façon de jouer, entre deux grandes formes d’interactions possibles.
Enfin, cette pratique est inséparable du développement d’une nouvelle culture qui bouleverse les rapports à soi-même, aux autres, aux images et à la connaissance.
La fascination des images
Si tout homme s’engage dans la fabrication ou la consommation d’images, c’est parce que son corps est le premier dispositif d’images auquel il ait affaire. Il n’est donc pas étonnant que le modèle de nos liens aux images matérielles qui nous entourent se trouve dans les relations que nous établissons avec celles qui nous habitent.
Le modèle des images intérieures
Avec les images virtuelles, il est clair que le modèle de l’image n’est plus le monde réel, mais la réalité intérieure, c’est-à-dire l’image psychique2. Cette référence à nos images du dedans est très importante, car elle nous permet de comprendre ce que nous cherchons dans les images matérielles : la même chose, à savoir pouvoir y entrer comme dans un espace réel, et en même temps pouvoir les transformer bien plus facilement que celui-ci, d’un simple clic ! Ces deux désirs correspondent aux deux formes d’opérations psychiques qui sont la condition de notre imagination et que j’ai appelé respectivement les schèmes d’enveloppe et les schèmes de transformation3. Ce sont ces schèmes, projetés sur les images matérielles qui nous entourent, qui sont à l’origine des pouvoirs que nous prêtons à celles-ci et de nos attentes à leur égard. Autrement dit, les pouvoirs que nous attribuons aux images sont le reflet des opérations psychiques de base qui nous permettent de penser nos images intérieures.
Les pouvoirs d’enveloppement des images
Les schèmes d’enveloppe projetés sur les images environnantes font d’elles des espaces d’illusion qui fonctionnent de trois façons complémentaires.
Tout d’abord, chaque image est constituée en un territoire dans lequel nous sommes invités à entrer pour l’explorer, un peu comme s’il avait le pouvoir de nous « contenir ». Ces mêmes pouvoirs sont également à l’origine de la capacité des images d’éveiller des expériences émotionnelles et sensorielles comme si les objets représentés étaient présents en réalité. Toute image est en effet porteuse de l’illusion de « contenir » tout ou partie de ce qu’elle représente. Cette croyance – longtemps traitée par notre culture « d’animiste » ou de « fétichiste » – est pourtant fondatrice du rapport spontané que chaque humain noue avec les images, et constitue un élément essentiel de la satisfaction qu’elles nous procurent. Il ne s’agit bien entendu pas d’une réalité physique : les images ne contiennent jamais « en réalité » – c’est à dire « pour de vrai » – une partie de ce qu’elles représentent. Mais ce désir est essentiel à prendre en compte pour comprendre les relations que nous entretenons avec elles. Enfin, – et c’est le troisième aspect du pouvoir d’enveloppement des images –, voir, c’est toujours « voir avec ». Autrement dit, à chaque fois que nous regardons une image, nous imaginons qu’elle est vue de la même manière par l’ensemble de ses spectateurs passés, présents et à venir. Cela fait d’elle une sorte de bain qui enveloppe en même temps tous ceux qui peuvent la regarder de telle façon que tous ont l’illusion d’en jouir ensemble.
Les pouvoirs de transformation des images
Alors que les pouvoirs d’enveloppement des images nous invitent à perdre tout repère, leurs pouvoirs de transformation nous invitent à en construire. Ils ont également trois aspects complémentaires – qui sont, encore une fois, le reflet de nos opérations mentales. Tout d’abord, les images peuvent contribuer à modifier l’objet qu’elles figurent, que les sémiologues appellent leur « référent » : tel est par exemple le cas des images de synthèse qui servent de support à la création d’objets réels. Les images peuvent également contribuer à changer leur spectateur : c’est le principe de toutes les pédagogies en images, qu’elles soient axées sur la transformation de la personnalité ou sur celle des connaissances. Enfin, toute image constitue le point de départ d’une suite infinie d’images légèrement différentes et pourtant presque semblables. Ces transformations peuvent être dirigées par le spectateur, mais aussi engendrées par un dispositif qui transforme les images selon une logique qui échappe à tout contrôle. Cette éventualité est au cœur du désir d’en fabriquer parce qu’elle renoue avec la logique de nos images intérieures. Celles-ci ne cessent pas de se transformer, c’est pourquoi l’homme a toujours rêvé de fabriquer des images qui aient le pouvoir de se transformer toutes seules sous son regard. Là encore, ce n’est pas parce que les technologies actuelles se rapprochent de ce rêve – notamment dans les jeux vidéo – que celui-ci a commencé avec elles. C’est au contraire parce que ce rêve inspire la création de dispositifs d’images depuis le début que ceux d’aujourd’hui y parviennent mieux que ceux d’hier… et probablement moins bien que ceux de demain.
Être le spectateur de ses propres actions
La fascination pour les espaces virtuels est donc liée à la façon dont ils permettent, bien mieux que les images précédentes, de créer des espaces dans lesquels nous pouvons entrer en imagination et interagir comme dans la réalité. Mais les jeux vidéo ne sont pas seulement une technologie qui invite à entrer dans les images et d’y interagir mieux que toutes les précédentes. Ils permettent aussi à leurs utilisateurs, pour la première fois dans l’histoire des relations de l’homme aux images, de devenir le spectateur de leurs propres actions.
Ce serait en effet une grande erreur de croire qu’avec les jeux vidéo, le bouleversement principal s’organise autour de l’abandon d’une position passive – qui serait celle du spectateur de cinéma ou de télévision – au profit d’une position active – qui serait celle de l’internaute. Ce n’est pas le passage de la passivité à l’activité qui est fondamental dans le passage de l’écran de télévision ou de cinéma à l’écran d’ordinateur, mais la capacité offerte à chacun de devenir le spectateur de ses propres actions. Cette caractéristique est essentielle dans la mesure où elle crée, dans le jeu vidéo, le mouvement qui permet de prendre du recul. Ce mouvement n’est en effet assuré ni par la durée en temps limité des films – comme au cinéma – ni par la frustration imposée tôt ou tard par une position passive devant un écran sur lequel se déroule un programme auquel on ne peut rien changer – comme face au flux télévisuel. L’invitation faite à chaque joueur d’être le spectateur de ses propres actions est, dans le jeu vidéo, le levier privilégié du « bien jouer ».
En effet, le fait que les jeux vidéo invitent le joueur à être le spectateur de ses propres actions ne veut pas dire que cette possibilité soit utilisée à chaque fois. Certains joueurs évitent même de s’y confronter en adoptant un jeu répétitif et stéréotypé. Mais il s’agit souvent chez eux d’une façon de se défendre contre un danger plus grand qui est celui de devenir le spectateur de représentations traumatiques qu’ils cherchent à fuir par tous les moyens possibles.
Les bénéfices des jeux vidéo
Avant d’envisager les dangers des jeux vidéo, envisageons leurs avantages. Il est d’abord important de comprendre que les jeux vidéo sont des jeux comme les autres. De tout temps, les enfants ont en effet utilisé leurs jeux pour dépasser les angoisses de l’enfance et se préparer à l’âge adulte. Les jeux vidéo le permettent aussi : ils mettent en scène toutes les formes d’angoisse en invitant l’enfant à se projeter dans des comportements adultes de manière ludique. Mais ils ont aussi d’autres avantages… qui ne justifient pourtant pas que l’on y joue des nuits entières ! Ces bénéfices relèvent pour beaucoup d’une façon de privilégier les interactions émotionnelles et narratives sur les interactions sensorielles et motrices. Mais celles-ci peuvent aussi être mobilisées de manière positive dans des jeux de compétition ou dans la mise en scène de l’agressivité.
- Développer son intelligence visuelle
On assiste depuis quelques années à une élévation des performances des enfants dans le domaine des épreuves visuelles, à laquelle les jeux vidéo ne sont probablement pas étrangers. Cette intelligence visuelle leur sera utile dans beaucoup de métiers demain, où les écrans seront omniprésents.
- Maîtriser ses angoisses
Toutes les formes d’angoisse y sont représentées, à commencer par celles de séparation. Il s’agit aussi d’angoisses plus fondamentales, d’anéantissement, de dilution, d’explosion… Dans tous les cas, l’enfant apprend à mieux intégrer les représentations et les émotions qui leur sont liées.
- Accroître son expérience et apprendre à se débrouiller
L’enfant anticipe des épreuves qu’il n’a pas vécues, mais qu’il imagine comme possibles : compétition professionnelle ou sportive, attitude à avoir par rapport à la transgression des normes et des règles, souci des blessés dans le cas d’un affrontement militaire, etc.
- Apprendre à gérer les contacts sociaux
Il est impossible d’avancer dans les épreuves proposées par les jeux en réseaux si on n’établit pas des alliances avec d’autres joueurs qui ont choisi de développer des compétences différentes et complémentaires. De ce point de vue, ils développent l’esprit d’équipe et préparent à travailler à plusieurs. En outre, le jeu en réseau fournit un cadre protecteur pour le début de relations affectives : on s’y rencontre sous un masque, puis on s’y dévoile progressivement.
- Donner une forme symbolique à son agressivité
L’agressivité est une composante normale de la violence4 qui nous habite, et une expression des forces de vie. Les jeux vidéo la mettent en scène dans ses aspects déshumanisants, mais aussi dans ses aspects humanisants.
- Explorer divers registres identitaires
À travers les personnages qu’il joue, l’enfant explore diverses identités possibles. Il apprend ainsi à porter sur lui-même un regard extérieur, qui lui permettra plus tard de répondre plus facilement à la question de savoir qui il est.
- Inventer des rituels initiatiques
Dans une société où les adultes ne proposent plus aux jeunes de rituels initiatiques, les jeux vidéo leur permettent d’en réinventer. Et cela peut éviter le recours à des pratiques initiatiques dans la réalité, qui sont souvent beaucoup plus dangereuses.
Deux formes d’interaction ludique
Envisageons maintenant le passage du jeu normal au jeu pathologique ? Et, pour cela, éloignons nous provisoirement des jeux vidéo pour mieux y revenir ensuite. En 2006, j’ai eu à étudier le comportement des enchérisseurs sur le site de vente en ligne eBay. Chacun peut en effet y vendre et y acheter des objets en participant à des enchères dont le moment est fixé par avance. Je me suis notamment demandé à quel moment un enchérisseur en ligne cesse d’être un acheteur « normal » pour tomber dans une conduite qui évoque l’addiction5. Ma conclusion a été que ce n’est pas le temps passé sur eBay qui fait le diagnostic, car certains y gagnent leur vie, ou tout au moins y arrondissent leurs fins de mois. C’est lorsque le but à atteindre et les moyens de l’atteindre sont perdus en cours de route. Je fais l’hypothèse que la différence entre le normal et le pathologique en matière de jeu vidéo obéit à une logique proche.
La leçon de l’enchérisseur pathologique
Commençons par évoquer ce que nous avons pu diagnostiquer sur un échantillon d’enchérisseurs habituels. Dans tous les cas, le premier moment est celui de la décision d’enchérir. Mais à partir de ce point de départ, deux voies sont possibles. Dans la première, l’enchérisseur ne perd jamais de vue la réalité de sa démarche. Il peut s’informer sur l’état réel de l’objet, se renseigner sur son prix dans des magasins réels ou sur d’autres sites Internet, entrer en contact avec son vendeur, etc. De tels enchérisseurs professionnalisent en quelque sorte leur activité… et la rentabilisent en général très bien.
La seconde catégorie d’enchérisseurs se comporte très différemment. Ils oublient très vite l’objet qu’ils convoitent pour se laisser prendre au jeu des enchères. Et les vrais « accros » peuvent finir par payer certains objets très au-dessus de leur prix réel. S’ils en ont l’usage, – ou le désir – et que la situation reste isolée, on ne peut évidemment pas parler de « conduite addictive ». Le problème est que certains usagers de eBay accumulent ainsi des objets auxquels ils s’intéressent si peu qu’ils n’ouvrent même pas les cartons dans lesquels ces objets leur sont livrés ! Seul les intéresse la situation de l’enchère, et notamment la dernière heure, la plus captivante. Certains enchérisseurs – on est alors tenté de parler de « joueurs d’eBay » – ne choisissent d’ailleurs pas d’enchérir sur les objets qu’ils convoitent, mais de s’intéresser – si on peut le dire ainsi – aux objets dont l’enchère touche à sa fin, car c’est le seul moment vraiment intéressant pour eux ! Ni l’objet, ni le vendeur, ni l’argent qu’ils dépensent n’a plus d’existence à leurs yeux. Seul importe le frisson de l’enchère. Lorsque la personne qui se comporte ainsi est retraitée et dilapide son patrimoine dans l’achat d’objets dont elle n’a pas besoin, l’entourage s’émeut… et demande parfois la mise sous tutelle, ce qui rappelle étrangement des pratiques en vogue au XIXe siècle, et qu’on croyait dépassées…
Jeux vidéo : deux formes d’interaction
Revenons maintenant aux jeux vidéo. La même distinction est possible, mais cette fois en n’envisageant pas seulement le comportement des joueurs, mais leurs interactions, qui peuvent être différentes d’un moment à un autre ou d’un jeu à l’autre. Je fais l’hypothèse que ce sont elles qui permettent de faire la différence entre les joueurs excessifs « normaux » qui s’arrêteront en général de jouer après un an ou deux – pour certains d’entre eux, malheureusement, après avoir pris un an de retard dans leur scolarité – et les joueurs qui risquent l’isolement et la déscolarisation. Dans Gta IV, par exemple, il est possible de passer son temps à faire brûler des voitures numériques, à tuer des bébés virtuels, ou à agresser des vieilles dames de pixels. Mais on peut aussi s’employer à découvrir des caches d’armes, à s’élever dans la hiérarchie des gangsters, à avoir un téléphone mobile bien rempli de numéros utiles à appeler en cas de problèmes. Cette richesse d’utilisation – qui est relativement récente – nous oblige plus que jamais à envisager la façon de jouer de chaque joueur. Or celle-ci correspond à deux types d’interaction privilégiée.
- Les interactions sensorielles et motrices
Dans ce type d’interaction, le joueur est essentiellement occupé à surveiller l’apparition de certains objets sur son écran afin de les faire disparaître, de s’en emparer ou de les classer. Les sensations extrêmes sont au premier plan et les réponses motrices stéréotypées. Les émotions mises en jeu font une grande place au stress : il s’agit d’émotions primaires et pures comme l’angoisse, la peur, la colère, le dégoût… Les angoisses mises en jeu sont archaïques (morcellement, désintégration…). À l’inverse, la préoccupation narrative est peu présente. La violence y est surtout narcissique dans la mesure où le but est d’abattre le plus grand nombre possible de créatures interchangeables. Cette manière de jouer évoque une situation de « stimulus-réponse » proche de celle des jeux de hasard et d’argent. Pendant longtemps, cette façon de jouer a été la seule possible du fait des limites que la technologie imposait aux jeux. Il n’est donc pas étonnant qu’elle corresponde à l’image qu’un grand nombre de non joueurs ont des jeux. Mais elle n’est pourtant que l’une des deux façons de jouer.
- Les interactions émotionnelles et narratives
Dans cette façon de jouer, les sensations jouent un rôle moins important et la réponse motrice est moins impérieuse : le joueur réfléchit avant d’agir. Les émotions mises en jeu sont complexes dans la mesure où le jeu encourage l’identification et l’empathie : le joueur est invité à « avoir des sentiments pour », et « des sentiments avec ». Les angoisses mises en jeu peuvent être qualifiée d’oedipiennes dans la mesure où elles engagent une rivalité (il s’agit d’abattre un ennemi puissant pour prendre sa place) et une initiation. La préoccupation narrative est centrale.
- Quand le joueur oublie pourquoi il joue
Tous les joueurs peuvent privilégier à un moment donné un mode de jeu sensori-moteur. Mais c’est une chose de se laisser prendre pendant quelques heures à cette façon de jouer et une autre de la privilégier jusqu’à oublier la raison même pour laquelle on a commencé à jouer. Ainsi, un joueur excessif me déclarait-il : « J’ai commencé à jouer pour oublier une déception sentimentale, mais après j’ai oublié aussi tout le reste – ce joueur s’était en effet gravement désocialisé – et j’ai même fini par oublier pourquoi j’avais commencé à jouer ». Le jeu est ici semblable à une potion d’oubli, conforme à la mythologie développée dans le film Avalon de Mamoru Oshii6.
Ce qui est certain, c’est que plus les interactions sensori-motrices sont privilégiées par le joueur ou par le jeu, et plus il existe un risque de dépendance. Au contraire, plus les interactions émotionnelles et narratives sont privilégiées par le joueur ou par le jeu7, et moins ce risque est grand. Il en résulte une conséquence éducative et thérapeutique : les parents et les thérapeutes doivent s’intéresser inciter les joueurs à développer la construction d’une identité narrative dans leur façon de jouer.
Les interactions sensori-motrices comme remède à une situation de souffrance, aiguë ou chronique
Quand un joueur privilégie les interactions sensori-motrices, il joue souvent moins par plaisir que pour réduire un déplaisir. Il s’agit parfois d’apaiser une souffrance physique (les enfants atteints de maladies douloureuses et à qui on permet de jouer à des jeux vidéo ont besoin de moins d’analgésiques), mais le plus souvent d’oublier une souffrance psychique. Celle-ci peut être personnelle (tristesse liée à un deuil, à une rupture sentimentale, à un échec scolaire, etc.), mais aussi liée à la vie familiale (divorce des parents, dépression de l’un des parents, etc.) Enfin, certains compensent leur lenteur dans les jeux vidéo : à force de répéter les mêmes épreuves, l’enfant lent devient aussi performant que les enfants plus habiles.
Mais une autre situation peut se produire, liée au pouvoir qu’ont les ordinateurs de réactiver la relation première qu’un enfant a établi avec son environnement. C’est ce que j’ai appelé « la dyade numérique » (Tisseron, S., 2006). Cette relation particulière est due à la possibilité que nous offrent les machines d’établir avec elles une relation d’emprise qui n’a pas d’équivalent dans la vie réelle. Les humains se laissent en effet difficilement réduire à l’état d’objet alors que les objets ne protestent jamais ! Or la relation d’emprise est éminemment importante pour permettre la constitution de soi comme capable d’agir sur le monde et de le créer selon ses attentes. Cette relation est normalement privilégiée dans les premiers mois de la vie chez le nouveau-né : il cultive à la fois l’illusion de contrôler le monde environnant en même temps qu’il y trouve diverses formes de satisfaction8. Chez le tout-petit cette possibilité d’établir une relation d’emprise lui permet d’éprouver pleinement les expériences de satisfactions qui leur sont associées et de constituer à travers elles des représentations secourables et disponibles. C’est sur ce stock de représentations qu’il se construira ensuite.
Mais si elles font défaut, ou si les déceptions engendrées par la réalité sont plus fortes que ce qu’il ne peut supporter, le danger est que le sujet cherche à rétablir avec le monde une relation d’emprise qui lui permette d’échapper à l’angoisse de ne rien pouvoir contrôler et qui lui permette de renouer avec le moyen privilégié qui était le sien quand il était petit. Et c’est là que la relation à la machine et notamment à l’ordinateur va pouvoir jouer un rôle essentiel. Il va s’agir pour lui de recréer les conditions de la relation précoce qu’il avait établie avec son environnement : relation organisée autour des deux pôles de l’emprise et de la satisfaction.
La construction d’une « dyade numérique »
Si tout le monde peut un jour, s’adonner à un comportement excessif pour tenter d’oublier un traumatisme, tout le monde n’est pas menacé d’y développer une dépendance. Parmi tous les adolescents qui se mettent à jouer de façon excessive après une déception ou un traumatisme, la plupart vont s’arrêter quelques années plus tard. C’est toute la différence entre « jouer pour oublier un traumatisme », et « finir par tout oublier en jouant ». Si, dans une culture donnée, les mêmes traumatismes peuvent frapper chacun – comme un deuil ou une séparation -, tous ne sont pas égaux dans leur capacité de s’en remettre. Or sans vouloir préjuger des raisons pour lesquels certains joueurs ne « décrochent plus », il me semble que leur manière de jouer est bien souvent évocatrice de la tentative de construire une « dyade numérique ». Le mot de « dyade » évoque la relation d’un nouveau-né à son partenaire privilégié censé répondre à chacune de ses attentes, de telle façon qu’il soit dans « l’illusion de créer le monde » (Winnicott, 1971). La « dyade numérique » obéit au désir de créer avec l’ordinateur une relation semblable. Pourquoi ? Pour réparer une relation primaire défectueuse à travers la fabrication d’une dyade idéalisée et « sur mesure ».
Selon le joueur et le moment, la construction de cette « dyade numérique » peut privilégier quatre domaines : la sécurisation de l’attachement, l’adéquation du régime d’excitations aux attentes du joueur, la création d’un espace d’accordage multi sensoriel, ou encore la construction d’une représentation idéalisée de soi et de son interlocuteur privilégié.
Rechercher un attachement sécurisé
L’enfant construit sa sécurité intérieure sur le modèle de celle qu’il trouve dans son environnement. Si celui-ci ne permet pas que s’établisse cette sécurité, il y a échec du processus normal d’attachement (J. Bowlby, 1978-1984). Il en résulte l’insécurité, la peur et le sentiment d’abandon. Winnicott parle quant à lui de l’angoisse d’effondrement consécutive à une séparation précoce vécue comme une « agonie primitive » (1974).
À l’adolescence, les espaces virtuels peuvent être mis à contribution pour tenter de colmater cette angoisse. Pour certains, il s’agit d’avoir un écran toujours connecté qui les assure de ne jamais se sentir abandonnés. Quelques-uns comparent même la barre de téléchargement à un œil qui s’ouvre ou à un visage qui se tourne vers eux pour les regarder. D’autres se créent un avatar immortel qu’ils ne quittent jamais… et qui ne les quitte donc jamais non plus. Le corps réel de ces joueurs finit par perdre toute importance (on assiste à un déni du corps un peu comme dans l’anorexie). Seul compte leur double de pixels qu’ils ne doivent abandonner à aucun prix, jusqu’à s’en laisser dépérir. L’avatar devient seul chargé d’assurer le sentiment de cohérence et de continuité du soi. Cette attitude évoque aussi les défenses maniaques contre ce que Winnicott a appelé l’angoisse de l’effondrement (1974). L’adolescent laisse passer l’heure du repas, s’empêche d’aller aux toilettes, est à la limite de l’effondrement : mais son avatar, lui, ne s’effondre jamais !
Dans le même ordre d’idée, un enfant de huit ans que j’avais en thérapie, et qui était un gros joueur, me raconta un jour que lorsqu’il avait fini sa partie, son ordinateur l’invitait à jouer encore. En fait, cet enfant lisait sur l’écran « game over » qui signifie « jeu terminé », mais il adaptait phonétiquement cette expression à ses attentes. Pour lui, m’expliqua-t-il, cela signifiait que « la gamme » restait « ouverte », autrement dit que la machine l’invitait à « faire ses gammes » avec lui. Son ordinateur incarnait un partenaire disponible à tout moment à toutes ses propositions, exactement comme une mère rêvée pour un bébé.
Cette façon d’envisager l’ordinateur comme une mère qui s’adapte à l’enfant rejoint d’ailleurs à mon avis ce qu’on appelle le « game play », que je propose de définir comme les diverses modalités d’interaction (aussi bien physiques que psychiques) qui permettent de maintenir chez l’utilisateur un état d’éveil spécifique correspondant à ses attentes à un moment donné.
Contrairement aux adolescents qui présentent d’autres formes de difficulté, ceux qui sont ainsi en attente d’un partenaire toujours disponible, quand ils sont en garde alternée, transportent leur ordinateur avec eux – ou en ont deux, un chez chaque parent. Ils ne peuvent pas « vivre sans » parce que leur machine incarne une présence réelle sécurisante d’autant plus indispensable qu’ils ont échoué à intérioriser une figure parentale qui joue ce rôle.
Devenir maître des excitations
L’enfant est normalement aidé par son entourage adulte à gérer les stimulations excessives de son environnement : la faim, le froid, le chaud, font l’objet d’actions apaisantes de la part des parents. Mais l’adulte n’est pas seulement celui qui apaise les excitations excessives, il est aussi celui qui en communique, notamment au moment de la toilette. Si la mère peut parfois défaillir dans son rôle de pare excitations en ne protégeant pas suffisamment l’enfant de celles qui lui arrivent de l’environnement, elle est aussi parfois celle qui communique à son bébé des excitations excessives.
Le repère du pare excitation s’avère de ce point de vue insuffisant à rendre compte de la complexité des situations. Il faut y adjoindre le repère de ce que le psychanalyste Paul Claude Racamier a appelé la « séduction maternelle primaire » (1980). Il désignait par cette expression la façon dont une mère peut surexciter son enfant, que ce soit par des caresses, des baisers excessifs, mais aussi par des mimiques, voire par une manière de toujours suivre son enfant des yeux ou de toujours tenter de croiser son regard d’une manière qui ne les laisse jamais en paix.
L’enfant qui a vécu cette forme de relation précoce peut s’engager à l’adolescence dans des interactions d’écran où il cherche à revivre un bombardement d’excitations intenses – visuelles, auditives et tactiles. Il est surexcité comme lorsqu’il était soumis à une mère excessivement excitante, mais, à la différence de ce qui se passait alors, il se rend finalement maître de la situation : il réussit là où, bébé, il a échoué. Et il se soigne parfois ainsi d’une passivité mortifère qu’il avait précocement intériorisée.
L’enfant sous stimulé peut aussi trouver dans l’ordinateur un support de stimulations adaptées à son rythme.
Enfin, les enfants qui ont vécu des traumatismes psychiques précoces – et notamment des situations de maltraitance – vivent souvent à l’adolescence une ambivalence extrême de leurs émotions. Ils haïssent et aiment en même temps avec une intensité exceptionnelle leur père, leur mère, leur beau-père ou leur belle-mère. En même temps, ces traumatismes les ont rendus souvent incapables de contenir leurs propres émotions afin de pouvoir les élaborer. De tels adolescents ont une grande difficulté à dire et à exprimer leurs émotions, tout comme à percevoir celles d’autrui. C’est ce que Joyce Mac Dougall a appelé l’alexythymie (1982). Le risque est alors que ces adolescents, qui ne peuvent ni contenir ni gérer leurs émotions, les remplacent par des sensations. Les sensations, en effet, sont toujours éprouvées et elles peuvent en outre être maîtrisées. L’adolescent qui est dans cette situation cherche alors à vivre des sensations de plus en plus extrêmes. Son engagement dans le jeu peut constituer une modalité de défense contre l’angoisse de ne rien éprouver et les sensations qu’il cherche sont un moyen pour lui de tenter de pallier à cette angoisse.
Expérimenter un accordage affectif satisfaisant
L’enfant trouve normalement chez les adultes qui l’entourent un miroir de ses attitudes et de ses comportements. Daniel Stern (1989) a décrit cette situation sous le nom d’accordage affectif. Elle se caractérise par le fait que l’adulte interagit en empathie avec l’enfant en lui servant d’écho et de miroir9. Ce qui est imité, ce n’est pas en soi le comportement de l’autre, mais plutôt son état émotionnel, qui se trouve traduit dans une autre modalité sensorielle. Daniel Stern insiste sur le fait que la qualité d’un accordage contribue au sentiment de trouver un objet « nourrissant » susceptible de maintenir la vie psychique en organisant la résonance d’états affectifs10.
Un enfant qui n’a pas trouvé dans son environnement un accordage affectif suffisant peut tenter, à l’adolescence, de le construire par ordinateur interposé. Il se tourne alors vers celui-ci comme vers un espace qui lui procure un miroir de ses gestes, mais aussi de ses pensées et émotions. Il y cherche un miroir d’approbation. Il appuie par exemple de façon répétitive sur une touche, et le personnage qu’il anime bondit en rythme, ou bien il tire avec une arme bruyante de telle façon que le « bam-bam » des coups de feu correspond au mouvement de son doigt ou de sa main.
Incarner l’idéal
L’enfant reçoit normalement des adultes des réponses qui lui permettent de se construire une estime de soi adaptée. Mais lorsque l’environnement précoce n’a pas joué ce rôle – et notamment lorsqu’il a dévié les réussites de l’enfant pour soigner ses propres préoccupations dépressives – l’enfant reste fixé à des formes inadaptées du narcissisme.
À l’adolescence, il peut tenter de dépasser ce dysfonctionnement en s’appuyant sur l’interactivité des espaces virtuels. Il donner alors forme à une figure qui correspond à ce que Kohut11 appelle un Soi grandiose idéalisé (1991). Il se fabrique un avatar qui possède des armes et des vêtements exceptionnels qui le font remarquer et admirer. Il cultive une forme de représentation de lui-même sans rapport avec la réalité. Et le fossé se creuse progressivement entre la représentation de ses propres capacités dans le réel et cette image idéalisée de lui dans le virtuel.
Une autre forme pathologique de narcissisme à l’œuvre dans les jeux vidéo consiste dans ce que Heinz Kohut appelle le transfert idéalisant : le joueur crédite d’autres joueurs de pouvoirs extraordinaires. Il imagine notamment que ceux qui ont atteint un grade élevé sont des personnes respectables dont le statut est enviable qui peuvent en outre lui donner de bons conseils dans sa vie réelle. Le problème est que la plupart des joueurs qui atteignent des grades élevés dans les jeux vidéo en réseau sont des… chômeurs de longue durée ! En effet, comment pouvoir jouer de trois heures de l’après-midi à quatre heures du matin sans être dans cette situation là ? Car le joueur performant passe son après-midi à s’entraîner seul avant de jouer avec son équipe à partir de minuit… et de dormir à l’aube. Mais trop d’adolescents l’ignorent et s’engagent dans un transfert idéalisant des joueurs les plus performants qu’ils peuvent croiser dans leurs parties ou dont ils ont seulement entendu parler.
Quand un tel adolescent est en garde alternée, il peut passer beaucoup de temps à jouer chez l’un des deux parents, et s’en passer totalement chez l’autre – c’est pareil lorsqu’il est en vacances chez un grand parent. C’est parce qu’il est invité à investir des formes de narcissisme adaptées dans un espace et pas dans un autre.
Une nouvelle culture
Mais les jeux vidéo ne sont pas seulement des supports de jeu et d’addiction éventuelle. Ils participent aussi largement d’une nouvelle culture qu’il importe de connaître. Elle affecte les manières de se percevoir soi-même, de penser les autres, les images et même le réel. Envisageons successivement chacun de ces quatre domaines.
Identités multiples : le miroir des métamorphoses
Tout enfant n’a plus seulement affaire, aujourd’hui, à une image de lui-même, mais à deux séries : celle que continuent à lui renvoyer tous les miroirs qui l’entourent – qui est inversée ; et celle que lui renvoient les photographies et les films faits par ses parents et visionnés sur la télévision et l’ordinateur familial – qui sont, elles, « redressées ». À tel point que le traditionnel « stade du miroir » décrit par Jacques Lacan pourrait bientôt être remplacé par un « stade des écrans », les miroirs plans n’étant que l’une parmi d’autres des diverses variétés d’écran. Mais, pour l’enfant qui grandit dans un tel environnement, tout est bouleversé. En grandissant avec deux images inverses de lui-même, il pense facilement qu’il pourrait en avoir beaucoup plus. Et quand les représentations de soi se multiplient, l’identité ne s’attache plus à aucune. Sous l’effet de la généralisation de la photographie familiale et des nouvelles technologies, les jeunes rattachent ainsi beaucoup moins leur intimité et leur identité à la représentation visuelle d’eux-mêmes. Cela a deux grandes conséquences : ils jouent avec les images qui les représentent, et ils proposent volontiers des images fantaisistes d’eux-mêmes sur Internet afin d’en tester la validité auprès des autres internautes.
Ce jeu avec les images de soi trouve une application importante dans tous les jeux où le joueur doit se construire un « avatar »12. Les adolescents s’en fabriquent en effet toujours plusieurs, qui leur permettent de faire valoir plusieurs identités. Chacune appelle des souvenirs, des projets et des fantasmes différents.
Ces identités multiples endossées au fil des avatars permettent en fait au joueur de cerner le foyer virtuel de sa personnalité. Ce foyer virtuel reste à tout jamais inconnu à chacun d’entre nous et nous ne pouvons que tenter de nous en rapprocher. Le jeu avec les avatars – ou les interventions sous divers pseudonymes dans les tchats et les forums – est aujourd’hui un moyen privilégié offert aux jeunes pour y parvenir. C’est pourquoi inviter un jeune à parler des diverses identités sous lesquelles il intervient dans un jeu, est une façon de l’inviter à explorer explicitement ses possibles là où il ne le faisait jusque-là qu’implicitement.
Une relation aux autres transformée
Les jeunes ne demandent plus seulement aux écrans ce qu’ils doivent penser du monde, mais aussi ce qu’ils doivent penser d’eux-mêmes. Ils pianotent sur leurs claviers à la recherche d’interlocuteurs qui leur disent qui ils sont. La question « Qui suis-je ? » est celle qu’ils se posent avant « Est-ce qu’on m’aime ? ». En fait, ces deux questions n’en font plus qu’une : c’est en repérant les façons dont il peut intéresser les autres que l’adolescent apprend à s’aimer lui-même.
En même temps, les nouvelles technologies changent la nature des rencontres. Avant, on se rencontrait en réalité, puis on communiquait sans se voir lorsqu’on était éloignés l’un de l’autre. Aujourd’hui, c’est le contraire qui prévaut : on se rencontre souvent dans le virtuel sans savoir si ce que notre interlocuteur dit de lui est vrai ou faux. C’est notamment ce qui prévaut dans les jeux vidéo. Par exemple, Christophe me déclare qu’il aime beaucoup les jeux en réseau « parce qu’on y rencontre des gens plus mûrs que soi ». Pourtant, cet adolescent sait bien que les compétences des jeux vidéo n’ont rien à voir avec celles de la « vraie vie ». Un garçon de treize ans peut par exemple avoir un grade très élevé tout en étant par ailleurs totalement inexpérimenté dans la vie, tandis qu’un cadre de cinquante ans, plein d’expériences, peut jouer les éternels seconds dans un jeu ! Mais Christophe a envie de croire que son maître sur son jeu préféré est enviable en tout et « qu’il est plus mûr que lui »… alors qu’il est peut-être âgé de douze ans.
Spectateur et acteur des nouvelles images
À travers de nouveaux espaces comme You Tube, Daily Motion ou leurs propres blogs, les jeunes n’ont jamais été autant créateurs de leurs propres images. C’est le cas avec les « machinima ». Il s’agit de courts métrages fabriqués à partir de séquences de jeux vidéo, d’images prises avec leur téléphone mobile, et de textes composés par eux13.
D’ailleurs, de façon générale, la plupart des jeunes ne se posent plus guère aujourd’hui la question qui préoccupait si fort leurs aînés : les images sont elles « vraies « ou « fausses » ? Ils l’ont remplacée par une nouvelle interrogation qui a l’avantage de correspondre aussi bien aux documentaires qu’aux fictions : ils se demandent dans tous les cas comment elles ont été fabriquées. D’où leur intérêt pour les making of, ces programmes qui accompagnent aujourd’hui la plupart des films sortis en Dvd et qui expliquent les trucages et les effets spéciaux. Ce questionnement est en outre encouragé chez eux par le fait qu’ils deviennent eux-mêmes des producteurs d’images, notamment de celles qu’ils mettent sur leurs blogs. Ce n’est pas un hasard si une récente publicité à destination des ados vendait un appareil téléphonique munis d’une caméra avec le slogan : « Faites-vous vos films ». Les visuels qui accompagnaient cette campagne montraient d’ailleurs des cadrages donnant aux photographies prises des significations sans commune mesure avec la réalité située devant l’objectif. Aucune image n’est absolument vraie, aucune n’est absolument fausse, toutes sont « cadrées », autrement dit mises en scène.
Une connaissance inductive, et plus hypothéticodéductive
Dans les mondes virtuels, l’hypothèse n’a pas de place. Chacun est invité à tâtonner et à essayer toutes les possibilités qui s’offrent à lui. Le raisonnement n’est plus hypothéticodéductif, mais constamment intuitif. Il ne s’agit plus de comprendre une réalité complexe, mais d’agir sur elle. L’erreur ne signe pas l’échec, mais elle est valorisée comme partie intégrante du processus d’apprentissage. Cette façon de résoudre les difficultés et notamment celles qui surgissent dans les jeux vidéo, est séduisante pour deux raisons.
Tour d’abord, elle correspond à celle que le jeune enfant a mis en place dans sa découverte du monde : tout-petit il tâtonnait et essayait tout, et les jeux vidéo donnent en quelque sorte au joueur le sentiment merveilleux de renouer avec la liberté qui a prévalu à son entrée dans le monde. D’ailleurs, l’adulte n’a jamais vraiment totalement renoncé à cette stratégie : c’est celle qui continue, subtilement et en souterrain, à régir nos relations sociales. En permanence, nous y tâtonnons afin d’aborder au mieux nos interlocuteurs, les intéresser et obtenir d’eux ce que nous en attendons.
L’autre raison pour laquelle le tâtonnement et le raisonnement par essai/erreur marche aussi bien est qu’il est fortement récompensé dans les jeux vidéo : toute action réussie fait l’objet d’une gratification ! Et on s’aperçoit que poussé par cette logique, un jeune apprend beaucoup dans ses jeux, même si ce qu’il apprend ne lui sert souvent à rien dans la vraie vie !
Le conflit entre ces deux pédagogies ne sera évidemment comblé que lorsque l’institution scolaire acceptera d’introduire des jeux « pour apprendre ». Il en existe déjà : Le conflit entre ces deux pédagogies ne sera évidemment comblé que lorsque l’institution scolaire acceptera d’introduire des jeux « pour apprendre ». Il en existe déjà : on les appelle des Serious game.14
Conclusion
Nous voyons que les jeux vidéo peuvent être la meilleure ou la pire des choses. Ils sont finalement en cela un peu comparables à une fête foraine installée en bas de chez vous : vous pourriez y passer un excellent week-end en famille avant de commencer votre semaine de travail. Mais ce serait très inquiétant si vous décidiez de ne pas aller au travail pour y passer vos journées et vos nuits ! C’est pourquoi il est important que les parents en cadrent l’usage, mais aussi qu’ils accompagnent leurs enfants dans les merveilleuses découvertes qu’ils y font. C’est une manière d’éviter le risque de fracture générationnelle, et de mieux connaître à la fois ces jeux et leurs enfants. Ni les uns ni les autres ne sont aussi inquiétants qu’on est parfois tenté de croire !
Mais ce qui précède permet aussi de mieux comprendre l’inégalité des usagers face à ces jeux. Si ses premiers échanges avec l’environnement ont été satisfaisants, l’adolescent utilise les mondes virtuels comme des espaces potentiels au sens où en parle Winnicott (1970). Il les constitue en territoires de significations dans lesquels les enjeux symboliques sont au premier plan. Au contraire, si son histoire précoce a été marquée par l’insécurité, des excitations insuffisantes ou inadaptées, ou encore des frustrations narcissiques excessives, le risque est qu’il tente d’utiliser l’ordinateur non pas comme un espace de significations symboliques, mais comme un partenaire privilégié d’interactions. Cette relation s’établit alors sur le modèle d’une relation évocatrice des premiers mois de la vie, et que j’appelle pour cela la « dyade numérique ». Le danger y est que le joueur réduise de plus en plus son monde à son jeu, sans vraiment en tirer de véritable satisfaction, jusqu’à un isolement social qui peut être très grave.
L’un des moyens d’éviter ce danger est d’inviter le joueur à s’engager sur la voie de la construction d’une identité narrative en l’incitant à devenir le spectateur de ses propres actions dans le jeu. En cherchant à échapper au fait d’être le spectateur de ses propres actions dans le jeu, le joueur cherche en effet souvent à échapper à un autre risque : être confronté à des représentations traumatiques. C’est pourquoi inviter un joueur à se représenter ses propres actions dans son jeu est une manière de le familiariser peu à peu avec cette attitude mentale, avec l’espoir que cela le rapproche du moment où il acceptera de se constituer en spectateur de représentations internes traumatiques jusque-là tenues à l’écart de sa conscience.
Mais cela suppose que le thérapeute connaisse suffisamment les jeux vidéo pour accompagner le joueur sur la voie de la construction du sens dans le jeu, avant d’aborder la question du sens en dehors du jeu.